Journal de bord de Pascal Babin
Séance 5 – Cinéma de Saint-Georges-de-Didonne
Petits cauchemars de Thomas Hirgorom – Balearean Begia de Cesare Maglioni – Parce que je suis là de Roméo Lefèvre
Quand la ville dort, quand la mer monte, quand j’étais danseur…
Une femme monte des escaliers, ouvre la porte d’un appartement froid et petit. Elle entre chez lui, chez son collègue de travail sans doute. Il a disparu, ne venait plus au bureau, ne répondait pas au téléphone. Dans un tiroir, elle trouve ses notes, décide de les lire. Ça lui prendra toute une nuit.
Cette histoire qui commence, on ne la verra pas. Comme dans L’ombre des mères[1], les images racontent une autre histoire que la bande son. Thomas Hirgorom les a pour l’essentiel récupérées sur internet. Images de télésurveillance, de caméra de sécurité, en infra-rouge, de webcams accrochées à un tramway, une locomotive, un phare, un satellite. Des immeubles, des rues, des trottoirs, des champs, des maisons, des jardins… Elles témoignent toutes d’une seule et même chose : observée est la nuit[2].
Petits cauchemars monstre la nuit. Le récit en off, auquel on s’accroche pour donner du sens à ces images qui n’en ont pas, articule deux points de vue enchâssés : celui d’une femme sur celui d’un homme à travers ses notes. Aucune incarnation directe ou indirecte à l’écran, aucune évocation même de leur présence : ce qu’on voit, ni elle ni lui ne l’ont vu. D’ailleurs c’est le postulat de ces vidéos de surveillance que d’être regardantes plutôt que regardées. Leur point de vue est tautologique : il ne débouche que sur lui-même. Elles ne sont que points de vue et rien d’autre. On compte alors sur la voix pour nous sortir de ce cul-de-sac sémantique.
Seulement, avec cette histoire d’homme absent raconté par une femme invisible sur des vues point vues, j’ai cru devoir résoudre une équation négative à plusieurs inconnues. Et, entre la voix monocorde et les visions monotones, mon attention a eu bien du mal à rester en éveil, d’autant que les télescopages son/image se refusent à exister.
L’homme souffre d’insomnie, elle non. Lui rêve, elle non. Il raconte ses cauchemars, ses terreurs d’enfant, son imaginaire. Elle raconte les bruits de la nuit, sa peur quand elle est dehors, toujours l’impression qu’on la regarde. Il s’est enfui, elle fredonne.
À un moment, il parle d’un loup à la porte de sa chambre (sur des images nocturnes d’une bergerie). Il angoisse de ne pouvoir se soustraire à son regard rouge. Pour s’en protéger il s’invente une autre histoire où le loup devient illusion, factice, en carton-pâte. Il est sans doute là question de notre relation à la société panoptique qu’on nous inflige et que le film illustre. L’idée (intéressante) est poussée jusqu’à suggérer qu’aux recoins perdus de notre imagination, devenus impossibles puisqu’on n’a plus nulle part où se cacher, où « vivre sans témoin », à ce refuge de notre enfance s’est désormais substitué un autre espace utopique (au sens originel de non-lieu), celui où toutes ces images non vues sont stockées. L’imagerie des datacenters en lieu et place de notre imaginaire.
La voix de la femme explique qu’en définitive la fuite ne sert à rien puisqu’on s’habitue. La résignation et une berceuse achèvent le tableau et ma veille. Ces nuits sont trop mornes pour mes jours.
Un jour, la terre-mère, la mère-mer, le monde, la nature, l’origine, qu’importe son nom, a donné naissance à l’Homme, son fils. De sa voix féminine, dans sa langue espagnole, elle l’a materné, s’est occupée de lui. Il n’a manqué de rien. Il a grandi, il est parti. Il l’a oubliée.
À présent, il est de retour. Il a entendu la douleur de celle qui l’a enfanté. À présent, il voit les dégâts. S’est-il rendu compte à l’époque ? Elle sait que oui. À présent, elle se meurt. Écoute, dit-elle, je meurs.
Balearan Begia est l’histoire de ce retour, le film de cette légende.
Par son dispositif complexe, où se mêlent des images de différentes natures (super 8, projection, numérique, archives…), où se mêlent aussi différentes natures, différentes textures, où se confrontent les idées et les enjeux, artistiques et écologiques, Cesare Maglioni vise autant la parabole que la poésie. Et souvent les deux (comme le cinéma) commencent par la mise en regard arbitraire de deux images.
Une baleine s’échoue sur une plage et dialogue sans mot avec Joseba, un plasticien dont le corps recroquevillé par une dystonie générale s’échine à représenter son souvenir de l’animal. Cesare filme ce corps qui se tord, le suit au pas, scrute son œil créateur, récupérant parmi les déchets rejetés par la mer des bouts de bois qu’il sciera, collera et peindra dans son atelier.
Recycler/recréer, c’est aussi le projet de ce cinéma mental dont la superposition est le leitmotiv visuel. Comme pour dire que tout est lié, relié, (r)assemblé : le passé avec le présent, l’humanité avec l’animalité, la nature et la culture, la fiction et le réel…
La clef du récit est de réaliser, de rendre possible la communion de deux corps formidables. Celui d’une baleine (balea) avachie sur le sable, sacrifiée, exposée, devenue aussi ostensible qu’une catastrophe écologique. Et celui du mutila (garçon en basque, mais l’évocation phonétique du mot ouvre d’autres interprétations) dont la bouche torte se crispe derechef au contact de l’œil de la baleine (traduction du titre basque). Plus qu’ils ne s’observent, leurs regards se répondent, s’invitent, plongent ensemble et communient grâce à l’art (artea), point d’ancrage de leur rencontre.
La superposition d’images indique tour à tour un paradis perdu, l’enfance de l’art (super 8), la conscience ancestrale d’une Nature heurtée, son cri (archives), le travail cérébral d’un artiste à l’œuvre (projections sur les murs de l’atelier où la queue du cétacé semble frapper la tête de Joseba). Chaque étape, motif, évoque la douleur. Dans un geste rageur, le plasticien détruit son œuvre achevée, hurle en silence.
Puis c’est tout une imagerie de mers polluées, de marées noires déversées, de macareux mazoutés, de mérous filetés qui apparaît et s’imprime aussi bien dans la tête de Joseba que sur un rocher et notre mauvaise conscience. Deux couches épaisses de pétrole forment un pli noirâtre qui rappelle l’hypoderme de la baleine et à l’intérieur duquel semble surgir à nouveau son œil, tel celui d’Abel regardant Caïn depuis sa tombe. Tout du long la bande son nous fera entendre une mélodie d’Armen Ra jouant du thérémine, instrument au son si proche du chant du rorqual à bosse.
L’ultime superposition aura lieu sous l’eau et célébrera le retour du mutila rejoignant à la nage la balea, tous deux partageant pour la première fois le même espace diégétique. Cette communion en un plan magnifique et surprenant accomplit l’épiphanie désirée par André Bazin lorsqu’il affirmait qu’entre l’animal et l’être humain, le montage est interdit. Et tant pis si ce n’est finalement qu’une illusion, qu’un trucage, qu’une fiction… une légende.
On peut reprocher au film d’être un peu trop insistant et répétitif, de ne pas s’ouvrir aux à-côtés de son dispositif, par exemple de documenter plus avant la vie réelle de Joseba.
Il n’en reste pas moins que le cinéma de Cesare Maglioni est d’une grande exigence, très maîtrisé, cérébral mais surtout conscient, engagé en tous points.
Il m’est arrivé un jour de voir un premier documentaire d’une jeune réalisatrice, peut-être même un travail de fin d’études, qui m’avait laissé une étrange impression. Sa réalisation était pourtant impeccable, d’excellente tenue, on sentait que l’auteure était déjà très douée, savait très bien où elle allait et y allait sans coup férir. Mais c’était précisément ça le problème.
Car à l’intérieur de son dispositif parfaitement circonscrit devait intervenir, pour les besoins du récit, un groupe de personnes au sein duquel apparaissait fortuitement un personnage atypique. Ça n’était pas prévu et son originalité ne participait en rien au sujet principal du film. La réalisatrice, un peu contrainte, a donc intégré cet individu à son projet, sans pour autant lui donner plus d’égards, si ce n’est quelques plans supplémentaires parce que, de toute évidence, par son comportement, sa présence, le type crevait l’écran.
Le problème c’est que sa personnalité lunaire éclipsait tout le reste et à l’arrivée se révélait cent fois plus intéressante que l’idée de départ du film. De sorte que l’effort de la réalisatrice pour maintenir le cap vers son projet initial parut bien vain au regard de ce qu’apportait cinématographiquement ce « curieux personnage ». Certains, dont moi, avaient le sentiment qu’en se cramponnant coûte que coûte à son dispositif, en s’interdisant de le modifier, elle était passée complètement à côté. Pas de son sujet certes, mais de son film assurément. Car en définitive on ne voyait plus que ça : son refus d’adapter son geste documentaire au réel qui se présente. À chaque apparition furtive du jeune homme, que l’on attendait avec impatience, surgissait l’idée d’un autre film possible qui, sans qu’il n’ait jamais lieu, faisait de l’ombre à celui qu’on regardait. Dommage.
Sans doute est-ce là une des conséquences de la politique des dossiers d’écriture nécessaires aux financements des documentaires, et dans lesquels le réel se doit d’être préalablement couché sur papier[3], en tous cas façonné en discours, pire en intentions. L’ennui c’est que l’écrit a valeur d’engagement et que, même pour le réalisateur, il peut être difficile de s’en départir.
Parce que je suis là est la réponse qu’aurait pu donner le personnage lunaire à la jeune réalisatrice rétive à bousculer son dispositif préétabli.
– Pourquoi devrais-je changer mes plans ?, dirait-elle.
– Parce que je suis là, opposerait-il sans détour.
Il n’y a pas de meilleures raisons : sa présence, son existence dans tel endroit à ce moment-là, détermine le réel à capturer par la caméra. Si son charme atypique opère, même à son insu, alors l’opératrice se doit de danser avec lui. Le serpent n’est pas celui que l’on croit ; la caméra doit se laisser guider, étourdir par ce qui l’enivre à l’instant.
Il n’y a pas de réel-modèle, idéal, débarrassé des impondérables et qu’on pourrait anticiper sur papier. Le réel c’est précisément l’impondérable. S’il est idéalisé, il n’est déjà plus réel.
Parce que je suis là est aussi le titre du beau documentaire de Roméo Lefèvre.
Au FAANA#2, nous avions déjà découvert son travail de cadreur. En effet, c’est lui qui a assuré les prises de vue du film de Lucy Charpie Uranus sur la dune que nous avions chroniqué ici[4]. Et à ce titre nous avions repéré, sans l’évoquer dans la chronique, la liberté avec laquelle il filmait les entretiens. Refusant le canonique plan rapproché sur trépied, il s’amusait caméra au poing à décadrer les interviewés, visant la bouche ou les épaulettes de l’uniforme, repérant les poussières sur les verres de lunettes. C’est moins l’incongruité des images qui ressortait que l’audace et la liberté du geste. « Je vais tenter de les filmer comme ça », aurait-il soufflé à sa réalisatrice, conscients du risque qu’ils prenaient en refusant de « se couvrir » par l’orthodoxie télévisuelle. Hommage leur soit rendu d’avoir fait fi de l’injonction du signifiant, d’avoir remplacé les intentions par de l’invention. De sorte que, à la question de savoir pourquoi il les a filmés ainsi, outre les libres interprétations toujours possibles, il n’y a finalement qu’une seule réponse de Roméo le cadreur : parce que je suis là.
Parce que je suis là devant toi et ta caméra. Parce que je suis là derrière l’objectif.
Dans un documentaire, la caméra est un regard porté et une porte dont la présence est la clef.
Une dizaine d’adolescents forme une ronde. Un exercice de théâtre sans doute, chapeauté par un adulte. Mais avant de savoir ce qu’ils jouent, à quoi ils jouent, ce qui se joue, on remarque le lieu : une pièce fermée, sans fenêtre, sans décor, aux murs et au sol anthracite, comme une chambre noire photographique où les images se révèlent d’elles-mêmes.
Pour révéler la présence propre à chacun, pour que chaque jeune femme et chaque jeune homme, perdu dans ses doutes respectifs, ses atermoiements, ses sensibilités, son vécu, puisse affirmer haut et fort « je suis là », il a d’abord fallu absenter.
Absenter le dehors. Mettre la ville, la société, la famille hors champ. S’écarter de son rôle social, de ses repères, de ses connaissances. Une des premières scènes nous montre ces jeunes personnes, redevenues personne puisqu’elles ne se connaissent pas, en train de s’échanger leur identité : Tu te prénommes comment ? Tu as quel âge ? Ah tiens on dirait pas ! Etc. En vérité, cette scène matricielle de présentation sera déclinée tout au long du film, sous différentes formes, plus orchestrées cette fois. Car il s’agit ici d’apprendre à se présenter, c’est-à-dire à se rendre présent.
En voyant ces gens réunis, se mettant en scène sur un fond noir, ça m’a rappelé les recherches photographiques d’Edouard Levé (mise à part sa série sulfureuse). Son travail visait à reconstituer des scènes du quotidien en supprimant tout ce qui déterminait cette quotidienneté : des personnes en habits de ville prenaient la pause d’une mêlée au rugby ou d’un attroupement lors d’une manifestation de rue. Concrètement arrachés à leur contexte, sans décor ni costume ni expression, il ne restait à ces corps que leur attitude à présenter dans une scène qui serait un double dépouillé du réel. On croyait voir le réel modélisé (et donc impossible) dont je parlais plus haut.
L’atelier que filme Roméo n’est pas aussi radical, mais l’idée du double et surtout de la décontextualisation est bien à l‘œuvre. Du reste, cet isolement n’est pas non plus du même ordre que celui de la télé-réalité : pas de caméra cachée derrière des miroirs tenues par des opérateurs anonymes. Il n’y a d’ailleurs pas de miroir dans ce lieu, que de la re-présentation, comme le faux décor peint sur la façade au dehors. Il s’agit de rejouer le réel à l’abri derrière un mur peint. Et l’unique miroir sera dans le regard de l’autre.
Roméo a compris l’enjeu, il participe, il bouge avec les protagonistes, se penche, tourne, danse avec eux, s’éloigne, s’approche, s’assoit, se lève, écoute, regarde. Si dispositif il y a, il n’en est pas prisonnier et part dehors en filmer les abords. Sa sensibilité le guide et lui permet de déceler, par le charme qu’elles opèrent (voir le serpent plus haut), les trois personnalités sur lesquelles il va porter son attention et construire le récit : Émile, Noa et Ilyes.
La gracieuse gaucherie de l’un, le flegme tourmenté de l’autre, la ténébreuse alacrité du troisième, dessinent chacun à leur manière l’oxymorique condition humaine qui se cristallise dans ces jeunes années. « Une succession de moments de faiblesse, mais au bout, quelle force ! » dirait Pialat.
La focalisation posée sur ces trois jeunes hommes n’est jamais sujette à caution. Elle répond à une impérieuse sensibilité du réalisateur, et donc un impérieux besoin du spectateur pour entrer dans le groupe. Certes, d’autres personnages auraient mérité de faire partie de cette (s)élection (par exemple la jeune fille aux mains bandées) mais en vérité, qui ne l’aurait pas mérité ? Une fois de plus, le mérite n’est pas la question. Roméo ne fabrique pas des personnages : il cherche un alter ego. Il cherche, comme nous, comme eux, à se reconnaître.
À un moment, Émile témoigne de sa plus grande peur : qu’on l’oublie, qu’un jour on lui demande « T’es qui ? » Dans cet espace reculé, il réussit à formuler sa crainte : celle de ne pas participer au monde. Évidemment sa peur de disparaître renvoie à la disparition bien réelle du copain/amour d’enfance de Ilyes, celui dont l’absence pèse sur chaque instant présent, si bien qu’une fois l’avoir évoqué, il a besoin de sortir dehors.
Passé le décor peint, les fantômes surgissent. Et ces fantômes ne sont pas tant ceux qui ne sont pas là que les ombres de nous-même, les doubles contradictoires qui s’animent, s’agitent et s’incarnent dans notre être unique (« Un adulte dans un corps d’ado » dit sagement Noa).
Par la grâce du montage, Roméo parvient à représenter dans une dernière très belle séquence cette dualité à l’œuvre. Plutôt que de filmer le spectacle final depuis la fosse, il choisit à raison de rester sur scène et, à l’aide de sa caméra, d’emboîter le pas de la danse exaltée des deux Ilyes, avec ou sans veste. Celui-ci, le sourire toujours aux lèvres, ne cache pas son enthousiasme, ne gâche pas son plaisir de laisser son corps pleinement s’exprimer, d’être doublement là.
La réponse est donnée et devient image : être présent, c’est danser avec soi-même.
[1] voir https://naais.fr/actualites/faana-2-jour-4-seance-4-samedi-23-septembre-2023/
[2] Dispositif qui n’est pas sans rappeler l’excellent « Il n’y aura plus de nuit » d’Éléonore Weber et/ou « La mer du milieu » de Jean-Marc Chapoulie
[3] Quand il n’est pas tout simplement réécrit après un tournage tenu secret, mais chut ! Faut pas le dire…
[4] Voir https://naais.fr/actualites/faana-2-jour-3-vendredi-22-septembre-2023/