FAANA #2 – JOUR 4 – SÉANCE 4 – SAMEDI 23 SEPTEMBRE 2023

Journal de bord de Pascal Babin

Séance 4 – Cinéma de Saint-Georges-de-Didonne

Eloïse Lou de Marc Baradat – L’ombre des mères de Murielle Labrosse

Un père de l’ombre, une mère disparaît…

Samedi 14h : retour dans la salle obscure. Alors que le soleil douche la plage en face et tandis qu’au Parc de l’Estuaire s’ouvre la dernière séance d’écoute du Café Transat, avec au programme Enfermé.e.s nulle part, documentaire sonore d’Antoine Bougeard & Nausicaa Preiss, sur les lieux d’enfermements au sein des aéroports, des ports ou des gares.

Il fait beau certes. Certes nous respirons enfin un air chaud et iodé. Mais que ce soit avec un casque sur les oreilles ou en pénétrant dans la salle du Relais, nous replongeons dans l’ombre d’un lieu clos.

La séance 4 du FANAA #2 propose deux films qui, fait notable, comme plusieurs autres films du festival (Débarrée, Sortir du rang, Sri Landaise, Fille du péché, et même Noirs les Hussards), tirent récits et regards d’une crise au sein de la cellule familiale.

Lors des échanges avec le public, Marc Baradat a été clair : s’il a enfermé ses personnages dans le huis clos d’un habitacle de voiture, c’est d’abord « pour qu’ils ne s’échappent pas ». Et de fait, son dispositif scénaristique semble répondre à un cas d’école de cinéma dont le postulat serait le suivant : un père et une fille ne se sont jamais vus, comment faire pour qu’ils se rencontrent et se disent ce qu’ils ont sur le cœur sans compromettre ni les circonstances de leur conversation ni les enjeux dramatiques ?

Si l’espace restreint d’un véhicule en mouvement a déjà fait ses preuves, encore faut-il réussir à y enfermer ses personnages et à les y maintenir. Pour baliser l’intrigue, Marc a eu recours aux outils préférés de Marivaux : le jeu du hasard et des faux-semblants.

Eloïse Lou a deux prénoms : deux faces pour une même personne. Une identité qu’elle rejette, celle d’un passé dont elle se sent dépossédée, et une identité qu’elle projette, celle qu’elle entend poursuivre. Première étape : retrouver ce père inconnu dont l’absence pèse comme une ombre, retourner ce poids invisible en un appui solide. Comment y arriver ?

Tiens, il y a ce type dans sa voiture ! Il pourrait bien lui être utile. (Malin scénariste) De l’audace, Lou, qui a tout à gagner, en a à revendre. Elle s’approche et pour tester la probité de son futur chauffeur, elle feint l’aguicheuse, surveillant sa réaction qu’elle espère distante (seul un pervers se laisserait séduire par une adolescente). Bingo ! Il ne tombe pas dans le piège. C’est le bon. Elle n’a pourtant pas idée à quel point.

Amusant de voir rétrospectivement qu’Éloïse est bien l’initiatrice du jeu de rôle qui va suivre. Elle ne sait pas que le type dans la voiture duquel elle vient de monter est précisément le père qu’elle recherche, et lui se garde bien de lui dire. De ce quiproquo naîtra une longue conversation le temps du trajet où chacun pourra exposer ses raisons, ses émois, son histoire sans investir complètement sa responsabilité. Les choses seront formulées en face, mais à l’abri derrière un masque. C’est la force du scénario que de prendre à revers la trahison originelle et à venir par le récit d’une complicité naissante. C’est en revanche sa limite que de demander aux spectateurs, par une articulation trop théorique du faux-semblant, d’adhérer à une vraisemblance de théâtre. Pour que ça fonctionne, il nous faut comme Eloïse fermer les yeux sur quelques arrangements et coïncidences, faire mine de ne pas les voir.

Mais qu’importe, la cohérence émotionnelle des personnages restent justes et justement interprétée. La mise en scène regorge de détails mûrement réfléchis. Je pense notamment à ce violoncelle qu’Éloïse emporte avec elle. Il est à mon sens le pendant du koala en peluche qu’on retrouve dans la voiture du père : une matérialisation du lien affectif qui les unit. Pour lui, elle est tout entière dans ce doux objet accroché à son rétroviseur. Pour elle, il s’incarne dans cet encombrant instrument qu’elle porte, comme une croix, sur son dos. Son ombre est à la fois lourde et source de réconfort. Et le dernier plan du film corrobore cette idée : Eloïse appelée Lou s’arrête sans se retourner, son père se tient derrière elle comme s’il prenait la place du violoncelle. Enfin.

Quelques secondes avant, lorsqu’ayant compris sa véritable identité, elle se rue vers son père reclus derrière sa vitre (masque devenu transparent), une femme en vélo surgit et manque de la renverser. Ce détail renvoie sans doute à cet autre père au début qui initiait sa petite fille à la bicyclette. Mais j’ai une autre interprétation. Cette femme en vélo qui barre la route entre Éloïse et son père, ne serait-ce pas plutôt une évocation d’un personnage essentiel, évincé de la scène depuis le début, mais qui soudain refait surface ? Ne serait-ce pas l’ombre de la mère ?

Sur un reflet noir coule un genre de filet d’eau bleutée, comme des bulles qui remontent à la surface, à moins que ce ne soient volutes de fumée. Au son, c’est plus riche mais tout aussi abstrait, un mix de sensations, parfois opposées : un écoulement, du liquide entendu depuis l’intérieur, des gargouillis, par-dessus une rumeur sourde et indéfinissable, des crépitements d’insectes, des stridulations nocturnes. On est à la fois dedans, plongé dans un corps organique, un liquide amniotique, et dehors, en pleine forêt, la nuit, comme perdu. Dès le générique, l’idée de Murielle Labrosse est là : le début et la fin à la fois, la naissance en même temps que la mort.

Un sujet délicat se doit d’être délicatement traité. Savoir d’abord en repérer les angles morts, les écueils, les pièges. Le piège ici serait d’opter pour un film dossier où des témoignages s’accumulent et circonscrivent le sujet à sa figure d’exception. L’écueil qui en découlerait serait celui d’une mise à distance par le spectateur du mal évoqué : les témoins seraient renvoyés à leur propre déviance ou au mauvais sort, la pathologie serait personnifiée, isolée, et ainsi mise en quarantaine, loin de nous qui ne sommes pas concernés. Murielle a une autre ambition. Ce trouble dont il est question, il s’agit au contraire de l’éprouver, de le reconnaître enfoui quelque part au plus profond de chacun de nous, quel que soit notre genre ou notre expérience. Selon le précepte du carthaginois Térence que « rien de ce qui est humain ne m’est étranger. ». A partir de là, l’angle mort, plutôt qu’un obstacle, devient une solution pour la cinéaste, l’enjeu de son dispositif impressionniste : le regard détourné, l’oreille tendue, l’impression restituée.

De quoi s’agit-il ? De quoi parlons-nous ? Que recouvre L’ombre des mères ? Le film lui-même prend son temps avant de nommer la maladie, préférant passer par une métaphore, déjà un pas de côté : la « femme lune » obéit à des cycles naturels et s’arrondit pour porter la fécondation. Le personnage dont la voix-off retranscrit le journal intime s’inquiète de ne pas se retrouver dans cette image idéale de la maternité. Elle a donné naissance mais n’a pas l’élan attendu vers le bébé. Des fantômes s’invitent, des symptômes s’agitent, le drame semble annoncé. D’un point de vue médical, les sages-femmes interrogées parlent de psychose puerpérale, qu’il faut distinguer du classique baby-blues et comprendre comme un stade ultime et grave de la dépression post-partum.

Mais ce diagnostic clinique, Murielle ne veut pas en faire son (unique) sujet. C’est la dimension psychologique, sociale et métaphysique, voire poétique, du trouble qu’elle a choisi de traiter et d’interroger dans son universalité. Le lien affectif qui unit indéfectiblement toute maman à son bébé s’impose aux yeux de la société comme une évidence. Or cette évidence souffre d’ambivalence, nous rappellent les médecins. Toute parentalité s’appuie sur l’image et les souvenirs de l’enfance qu’on a reçue. Pour peu que celle-ci ait été difficile, le lien vers l’enfant se fait plus ténu, plus fragile, plus ambivalent. L’évidence se mue en pression sociale.

La subtile distribution dans le registre du voir et du savoir est la grande intelligence du film. Pour une meilleure participation du spectateur, Murielle a compris qu’il fallait désincarner le témoignage. La femme qui raconte son histoire n’aura donc pas de visage. Rien qu’une voix. De même, le nouveau-né n’aura pas de prénom. On l’appellera Bébé jusqu’à la fin. Cela rejoint le processus de déréalisation à l’œuvre dans la psychose qui frappe la mère : l’enfant comme elle-même peinent à s’incarner dans les rôles qui leur sont dévolus. Le passage lors de l’accouchement du bébé imaginé au bébé réel est mal vécu, non reconnu. A mesure qu’il devient présent, encombrant, elle perd pied avec la réalité.

Seul Simon a droit à son prénom. On peut s’interroger si une telle exception n’est pas guidée par une volonté de lui retirer la fonction qu’il occupe dans la cellule familiale, tant il y brille par son absence. Dans le récit de la voix-off, le père n’est jamais nommé père, il est pourtant celui qui, par son impérieux désir d’enfant, a fait de sa compagne une mère. Il est surtout celui qui n’est pas là, qui est accaparé par son travail, qui manque à l’appel au secours de sa femme. Même la belle-mère, lors de son unique intervention, apporte plus de réconfort, tandis que Simon est générateur de tensions sociales. Il reste le mari plutôt que le père. Et à ce titre, comme tous les autres personnages, il est absent de l’écran.

Le drame se joue donc hors-champ, hors-cadre même. Murielle se tourne vers les coulisses, non pas de la scène mais du réel. Elle filme et s’attarde sur les à côté, dans une peinture fragmentée et impressionniste du quotidien : images flous, décadrées, surcadrées, à travers des vitres, lointaines, des ombres, des reflets qui témoignent toujours d’une présence fantomatique des êtres humains… Tous ces recoins qu’en général on ne regarde pas. Une cérémonie des objets accompagne une symphonie des bruits : grincement de plancher, vent, boite à musique, cloches au loin, etc. Dans son rapport avec ce qui est dit par la voix, le montage oscille sans cesse entre le symbolique et la sensation, et laisse la signification circuler librement dans nos esprits.

Une attention particulière est portée sur les motifs célestes : cerfs-volants, nuages, éclaircies, lune. Et ouvre le champ du film à la métaphysique. A l’arrivée, la voix-off précise ce qu’elle entend par l’ombre des mères : cette angoisse ambivalente de savoir qu’en donnant naissance elle livre l’enfant au temps qui s’écoule, et donc à sa mort, inéluctablement. « Et toute sa vie elle luttera contre la peur sourde de qui a voué un être au temps. » Il est intéressant de noter que ces dernières phrases sont tirées d’un roman de Jeanne Benameur (qui figure parmi les personnes interrogées par le film) et que son roman parle… d’une prise d’otage : Otages intimes.