Séance 3 – Cinéma de Saint-Georges-de-Didonne
Quartier Général de Nathalie Loubeyre
« Mieux vaut être ensemble n’importe où que tout seul nulle part. »
La séance 3 a eu lieu à 10h30, juste après la diffusion sur la plage du documentaire sonore 30 rue Oscar Castro. Les spectateurs/auditeurs dont (honte sur moi) je ne faisais pas parti, armés de casques sur les oreilles, profitaient d’un retour providentiel du soleil, après des jours de pluie battante, pour assister à cette séance d’écoute en plein air. Depuis la salle panoramique du cinéma Le Relais, café en main, je les observais distraitement à travers la baie vitrée, en me demandant bêtement ce qu’ils pouvaient bien écouter. Que la réalisatrice Chloé Dréan me pardonne, pas encore tout à fait réveillé, je me préparais psychologiquement au marathon des 5 séances de la journée (dure vie que celle du cinéphile), sans comprendre que sa création sonore serait une parfaite entrée en matière pour le documentaire sur les Gilets Jaunes qui allait suivre, puisqu’il s’agissait d’une évocation d’Oscar Castro, homme de théâtre et résistant chilien qui défia la dictature de Pinochet.
En effet, à quelques jours près, ce samedi 23 septembre 2023 tombait pile cinquante ans après le coup d’état militaire du Général Pinochet, lors d’un autre 11 septembre demeuré célèbre, celui de 1973, qui mettait un terme violent à la république socialiste initiée par le président Salvador Allende. Or l’expérience unique d’une Union Populaire tentant de mettre en place un état socialiste avait été largement restituée par une œuvre majeure de l’histoire du documentaire et des luttes filmées : La bataille du Chili de Patricio Gùzman, dont on a déjà évoqué ici la figure et l’influencei.
Ce geste de cinéma direct, au plus près de l’Histoire, caméra au poing, est certainement l’une des lointaines matrices du projet au long cours de Nathalie Loubeyre. Quartier Général observe ainsi le mouvement des Gilets Jaunes dans la durée, en suivant sur plusieurs mois le petit groupe de personnes qui a pris possession d’un rond-point à Montpon-Ménestérol en Dordogne.
Pour mener à bien une telle opération, il fallait que toutes les conditions soient réunies : disponibilité, réactivité, assiduité, souplesse, expérience, connaissance préalable des mouvements sociaux, et bien sûr équipement prêt à l’emploi. Avec l’aide de son compagnon Joël Labat, Nathalie Loubeyre avait toutes les qualités requises pour un tel projet : tandis qu’il tiendrait la caméra, elle s’occuperait du son et de la réalisation.
En se concentrant sur un seul groupe plutôt que de parcourir le territoire à la recherche d’une diversité de profils, le film joue avec succès la carte d’une identification progressive, et par là fait évoluer notre regard de spectateur sur le mouvement, et surtout sur les personnes qui l’animent, loin des stéréotypes ou des formules lapidaires dispensés par les mass-médias. Dès le départ, une guerre des représentations semble déclarée. Les manifestants récusent les élus qui prétendent les représenter. Et de l’autre côté, le gouvernement récuse à ces Gilets Jaunes la légitimité de se constituer en peuple.
Nés d’une génération spontanée, regroupant opportunément des gens qui ne se connaissent pas mais qui se sont unis autour d’une même défiance à l’égard du pouvoir, les Gilets Jaunes ont toujours échappé aux tentatives de définition des politiques et de l’opinion. Les étiquettes, anathèmes et clichés n’ont cessé de circuler sur leur dos, sans parvenir à les y réduire (au cours d’une scène l’un d’eux déjoue un à un les accusations du président en évoquant ses aïeux déportés). Il semblerait que les Gilets Jaunes soient comme les gaulois d’Astérix : irréductibles (ils ne sont réfractaires qu’à l’ordre romain). Je me suis moi-même surpris à réviser mon jugement sur leur compte plusieurs fois au cours du film. C’est une des forces de son dispositif que de conserver un regard subtil en considérant tous les sujets sensibles (vote d’extrême-droite, xénophobie, conflits internes, inexpérience, etc.)
Le combat contre l’image est au cœur de nombreuses scènes, notamment celles où se confrontent la parole médiatisée du président et les gilets jaunes qui le regardent depuis leur quartier général. À travers un téléviseur en bout de table ou un smartphone en équilibre contre une bouteille, l’« écran Macron » s’incruste sous la tonnelle de fortune. Il est plus que jamais bavard mais toujours sourd et aveugle à ce qui lui fait face. La singerie du dialogue ne fait guère illusion. Le groupe du rond-point se heurte à un mur, fût-il d’images. Même sensation lorsqu’ils seront rappelés par la Justice : invités à rester dehors sur les marches tandis que derrière la grande porte se décide le sort de certains d’entre eux.
Ce motif kafkaïen de l’impénétrable château, de l’inaccessible entrée, de l’imperméable mur qui s’érige et cloisonne, est trop récurrent pour ne pas faire sens. Au péage, ils sont renvoyés « de l’autre côté », c’est-à-dire en réalité de là d’où ils viennent. À Paris, ce sont bien les vitrines des grands magasins et restaurants chics qui sont brisées par les black blocs, comme autant de « plafonds de verre » symboliquement détruits, provoquant l’admiration de nos périgourdins. À la fin, las de rester devant les tourniquets des supermarchés à vendre leur petits gilets jaunes en feutrine découpée, ils oseront eux-mêmes franchir le seuil et envahir l’espace protégé de la marchandise en clamant des slogans ouvertement anticapitalistes. Et ce faisant, ils passeront bel et bien de l’autre côté, celui du militantisme revendiqué, eux qui, un an auparavant, se considéraient plutôt apolitiques, ni partisans ni encartés, juste exaspérés.
Un plan figure à merveille cette volonté de faire tomber les remparts qui se dressent devant eux. Le soir d’un noël improvisé sur le rond-point, leurs silhouettes festives sont projetées en ombres gigantesques sur la façade d’une maison. Elles dansent autour du feu. En voyant cette image, m’est revenu en tête le palindrome du dernier film de Guy Debord : In girum imus nocte et consumimur igni ii.
Car le feu est un autre leitmotiv visuel du montage. Feu de camp, de palettes, dans un bidon, sous une marmite…, il sert souvent de ponctuation entre les séquences. Pour ce mouvement social qui s’inscrit dans la durée, où le rapport de force est dès le départ envisagé sur un temps long par les Gilets Jaunes eux-mêmes, la question du maintien de la flamme est évidemment centrale. Ils savent d’avance que le combat sera rude et qu’il leur faudra tenir longtemps, tandis que nous, qui regardons ces évènements quatre ans et une élection plus tard, en connaissons la déroute. La ferveur, à force de répressions, s’est éteinte à petits feux, annonçant même une série d’échecs à venir pour la lutte sociale. Et consumimur igni…
Mais peut-être est-ce le lot de ces documents retraçant des mouvements sociaux que de laisser dans nos cœurs une éternelle impression d’inachèvement. Patricio Gùzman parlait déjà à propos de La bataille du Chili qu’elle était « la preuve cinématographique, jour après jour, de l’agonie d’une expérience révolutionnaire. »
Nous savons désormais qu’après chaque agonie, la lutte renait de ses cendres.
i voir FANAA #2 – JOUR 3, à propos d’Uranus sur la dune
ii « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu »